Arpentage littéraire et concours lecture-écriture collectif : de la « lecture sociale »[1] à l’« écriture collaborative »[2]

La lecture et l’écriture sont deux activités régulièrement associées à des formes de travail solitaire, détachées des interactions sociales et du collectif. Ainsi, Benjamin Walter écrivit en 1936 : « Le romancier se tient à l’écart. […] Le lieu de naissance du roman est l’individu solitaire […] »[3]. Effectivement, absorbé par un roman, le lecteur semble détaché de son environnement social. De la même façon, en plein acte d’écriture, l’individu se concentre activement sur sa production en cours. Néanmoins, la lecture et l’écriture sont également deux activités pétries de sociabilité : ainsi, concours littéraires et visites de salons du livre sont par exemple à même de fédérer et entraîner avec eux lecteurs et écrivains dans l’aventure livresque. C’est notamment ce que nous rappelle Romain Détroy dans un article publié sur bela : « Heureux soient celles et celles qui déambulent de stand en stand, au petit bonheur la chance, car la sérendipité est à leur portée. »[4]

C’est ainsi qu’Anne Petit, professeure documentaliste dans l’académie de Besançon, et Marine Thomas, professeure documentaliste dans l’académie de Lille, toutes deux investies dans les TraaM Documentation 2023-2024 consacrés à l’intelligence collective, ont choisi de faire de la lecture[5] et/ou de l’écriture[6] deux actes sociaux durant leurs séances au CDI, et ce en s’emparant de différentes stratégies de médiation de lecture.

Quels savoirs ont appuyé la mise en œuvre de leur travail ? Comment ces enseignantes ont-elles investi le collectif dans ce sens ? Cette expérience fut-elle concluante ? Est-ce que l’activité d’arpentage mise en place a-t-elle eu plus de difficultés à être menée à terme du fait de l’absence de recours au numérique durant la phase de lecture ? Et qu’est-ce que le numérique et les réseaux sociaux ont pu ajouter en termes d’intelligence collective à un concours de lecture-écriture ?

C’est à ces questions que souhaite répondre cet article.


1/ Lecture et écriture collaborative : quelques notions théoriques et institutionnelles

La lecture et l’écriture collaboratives impliquent le recours au collectif.

Ces pratiques relèveraient dès lors d’une notion plus vaste invoquée par Pierre Lévy au travers de son ouvrage L’intelligence collective : pour une anthropologie du cyberespace (1997)[7]. L’intelligence collective désigne alors la façon dont un groupe réussit à atteindre un objectif commun en utilisant les connaissances, les compétences et l’intelligence de chacun de ses associés. Ceci implique aussi le fait de « faire relation » comme partie prenante de cette dynamique d’intelligence collective. Cette dernière peut aussi être appelée « intelligence collaborative »[8]. Si la notion a été investie par Pierre Lévy, elle a ensuite été grandement diffusée par le biais de James Surowiecki dans son livre La sagesse des foules (2008), ouvrage dont la thèse repose sur l’idée que résoudre un problème serait plus aisé si une foule s’en empare plutôt qu’un individu solitaire[9].

Lorsque la lecture est alors au service de l’écriture, ou de toute autre activité de production, la co-créativité entre dès lors en ligne de compte. Cette co-créativité repose sur la confrontation des points de vue pour produire de même de nouvelles idées, dans un processus créatif[10]. Comment peut-on de ce fait définir la lecture-écriture coopérative ? Elle serait “une stratégie où deux apprenants ou plus lisent, écrivent ou encore lisent et écrivent en coopération ou collaboration de façon synchrone ou asynchrone, que ce soit à l’aide de médias ou non”[11]. Ce seraient, dans ce cadre, les interactions sociales et les échanges entre pairs qui permettraient la construction des savoirs et l’élaboration d’un produit fini, notamment lors de la phase d’écriture.[12]

Ces activités au CDI et avec la professeure documentaliste entrent dans la circulaire de missions de la profession, datant de 2017. En effet, cette dernière insiste notamment sur le rôle que peut jouer le professeur documentaliste dans la mise en place de la collaboration entre élèves : “Les évolutions du collège, du lycée général, technologique ou professionnel […] nécessitent une pédagogie favorisant l’autonomie, l’initiative et le travail collaboratif des élèves […] et l’usage des technologies de l’information et de la communication.”[13] A cela s’ajoute la place prépondérante que la collaboration prend au sein du Cadre de Référence des Compétences Numériques investi par les professeurs documentalistes, notamment dans certaines activités d’écriture, le domaine 2 étant tout entièrement consacré à la communication et à la collaboration[14]. Qui plus est, cette pédagogie se couple à l’ouverture culturelle des élèves impliqués dans ce type de projet de lecture-écriture : “Le professeur documentaliste développe une politique de lecture […] en s’appuyant notamment sur sa connaissance de la littérature générale et de jeunesse. Par les différentes actions qu’il met en œuvre ainsi que par une offre riche et diversifiée de ressources […], il contribue à réduire les inégalités entre les élèves quant à l’accès à la culture. Les animations et les activités pédagogiques autour du livre doivent être encouragées et intégrées dans le cadre du volet culturel du projet d’établissement.”[15]

Dans ce cadre, les activités d’arpentage littéraire et de concours de lecture-écriture relèveraient de la collaboration entre élèves.

2/ L’arpentage : un moyen collectif d’amener les élèves vers la lecture personnelle d’un livre

Tous les chemins mènent à la lecture et l’arpentage peut être un moyen d’amener les élèves vers une lecture personnelle d’un ouvrage.

En ce qui concerne Anne Petit, son expérience dans le cadre des TraaM[16] se révèle être très concluante quant à la mobilisation de l’intelligence collective au travers de la technique de l’arpentage littéraire.

Nous retenons ici plusieurs avantages dans l’investissement de cet outil au travers des apprentissages, que nous mettrons également en regard des compétences du 21ème siècle :

  • Ce format est adaptable et transposable à différents contextes, disciplines, à diverses lectures et études de documents : lecture cursive, essai, corpus de documents. Tout peut se prêter à l’arpentage !
  • L’arpentage n’a pas d’âge ; en témoignent les publics concernés par nos deux scénarios (collège, post-baccalauréat). La technique est simple à aborder et mettre en place (dès le cycle 3).
  • Si la lecture individuelle reste bien évidemment une finalité, ce mode d’entrée permet de stimuler l’envie de lire des élèves. L’arpentage constitue une amorce, une exploration en amont, d’une étude plus approfondie. Aussi, le rapport des élèves à l’exploitation d’une œuvre littéraire change. L’entrée en la matière se fait de manière plus progressive et permet une forme de différenciation en fournissant les premiers éléments de compréhension du livre.
  • Pour les enseignants, utiliser l’arpentage en début d’une séquence permet d’impulser cette négociation, d’initier un contrat de lecture avec les élèves. L’arpentage représente ainsi un premier engagement dans la lecture, un palier avant une exploration plus fine.
  • C’est aussi un outil pour décomplexifier la lecture et les difficultés en lecture. Le statut de l’erreur est accepté par tous, chacun comprend à sa façon, modifie ses représentations dans l’action et les échanges. La lecture n’est pas seulement une affaire “intime” entre le lecteur, son livre, un texte. On rompt – le temps d’un atelier – avec une lecture plus solitaire, par une pratique de lecture vivante et active. L’arpentage permet de dépasser une conception de la lecture scolaire (lecture cursive) perçue comme individuelle.
  • L’arpentage développe une culture du partage qui vise à produire des savoirs, soutenue par une dynamique interactive des échanges entre pairs.
  • Cette méthode vise un croisement des idées, stimule la pensée critique des élèves/étudiants dans un entre-tissage des compréhensions de chacun. Chaque fragment isolé du livre est lu puis livré aux autres participants. Les échanges horizontaux entre pairs sont au service de la compréhension générale du livre.
  • La démarche d’investigation est en filigrane de la méthode de l’arpentage littéraire, obligeant les lecteurs à faire des liens pour reconstituer le fil conducteur de l’histoire. Chacun est ainsi responsable d’un fragment de l’histoire. C’est un outil de réappropriation du savoir, de partage d’un bien culturel commun. Les élèves co-construisent un cheminement/un parcours de lecture.
  • L’arpentage permet la création d’une communauté de lecteurs. Il rassemble, fédère, un groupe autour d’une lecture.
  • Cette approche de lecture collaborative aboutit à une production, elle aussi, collaborative ; l’objectif est de reconstruire le puzzle de l’histoire. L’atelier d’arpentage devient le lieu d’un « débat de lecture littéraire », un « espace de partage et de tâtonnements collectifs » mais aussi une situation d’apprentissage visant à apprendre à développer, enrichir et organiser sa pensée en interagissant avec ses pairs. Nous sommes bien face à une résolution de problème où il est indispensable de collaborer et communiquer. Les élèves construisent leur propre lecture de l’œuvre.
  • La lecture collaborative est une stratégie guidée par les pairs. Le lecteur est acteur et médiateur dans les apprentissages.
  • L’enjeu pour l’enseignant est de réfléchir au support facilitant la restitution des échanges : mur virtuel type digipad[17], mur physique où chacun dépose ses clés de compréhension du passage arpenté, tableau blanc collaboratif, carte conceptuelle, etc. La lecture est collaborative et suppose de penser le mode de restitution du groupe.

Il convient néanmoins d’éviter quelques écueils :

  • Une lecture trop difficile peut entraver le principe de l’arpentage littéraire. L’ouvrage arpenté doit donc être dûment choisi.
  • La méthode peut surprendre et certains élèves peuvent ne pas arriver à y entrer ou y adhérer. La lecture décousue est à apprivoiser. Elle suppose une forme de lâcher-prise, une rupture avec la lecture linéaire traditionnelle. Il est donc essentiel de bien expliquer la méthode en amont. Il s’agit d’une lecture déstructurante, amenant à la construction d’une compréhension collective.
  • L’arpentage ne peut se suffire à lui-même. Une lecture intégrale de l’œuvre choisie est indispensable pour une réelle appropriation.
  • Cette méthode est à convoquer de manière exceptionnelle ou ponctuelle. Utilisée trop régulièrement, elle pourrait engendrer une lassitude. Cette méthode permet d’engager les élèves dans une première lecture d’un ouvrage, ce en quoi elle représente une situation authentique. Elle est à utiliser avec parcimonie donc.

Suite à cette expérience, Anne Petit donne quelques recommandations et clés de réussite :

  • Expliquer la méthode en amont, puisqu’elle nécessite un temps d’appropriation
  • S’assurer que les élèves puissent communiquer facilement pendant la séance d’arpentage littéraire : utilisation des outils numériques en soutien de l’activité de lecture collaborative ?
  • Impulser une dynamique de groupe qui rassemble, fédère le groupe : brise-glace en amont de l’atelier ?
  • Maintenir cette dynamique d’interaction et de collaboration au sein du groupe
  • Permettre l’expression et la prise en compte des différents points de vue de lecture (hypothèses de lecture, ressentis)
  • Créer une charte de bonne conduite en situation d’arpentage : écoute, temps de parole pour chacun, tolérance
  • Structurer les échanges
  • Permettre aux participants de s’autoriser une pensée, d’exprimer un ressenti, un point de vue, des questionnements sur le texte
  • Faciliter la restitution, garder une trace des connaissances pour créer du sens
  • Prendre en compte les profils des lecteurs

La lecture collaborative animée par l’enseignant favorise donc la compréhension de textes[18], à charge alors à l’enseignant de créer les conditions favorables à cette collaboration. L’arpentage littéraire soutient un apprentissage collaboratif en amenant les élèves à créer des savoirs ensemble en plus d’échanger, de partager des idées et de trouver un consensus lorsque des idées présentent un caractère contradictoire.

La lecture par arpentage induit un survol du texte et suppose ensuite une lecture plus approfondie. Ce dispositif doit amener l’enseignant à réfléchir à une stratégie d’apprentissage pour permettre aux élèves la compréhension des mots complexes et inconnus distillés dans les extraits. Il s’agit aussi pour les élèves de se questionner durant la lecture et d’anticiper le sens des extraits.
L’enjeu pour les élèves est de co-construire le schéma du récit, de pouvoir faire sens à une lecture, d’expliquer leur raisonnement de lecture pour bâtir une compréhension commune et partagée. C’est lors de cette dernière étape que l’usage d’outils numériques se révèle pertinent en permettant une rétroaction immédiate dans la structuration des connaissances, également pour synthétiser collectivement une pensée.

L’arpentage littéraire consiste alors en une exploration pour aboutir à une appropriation collective de la lecture et non de lecture stricto sensu. Cette stratégie de lecture peut être appliquée de multiples façons pour différents objectifs pédagogiques.

Si ces expériences restent positives, un questionnement persiste : la technique de l’arpentage convient-elle aux élèves qui sont face à des lectures difficiles ? Ce dispositif de lecture active ne reproduirait-il pas davantage leur frustration à l’instar d’une lecture plus individuelle et passive? Si oui, quelles aides, quel guidage, peut-on leur proposer ?

Si l’arpentage permet collectivement de lire un livre unique, l’investissement dans un concours lecture-écriture basé sur une sélection d’ouvrages répond à d’autres dynamiques et objectifs.

3/ Répartition de la lecture d’une sélection d’ouvrages et écriture collaborative : une classe engagée dans un processus collectif de lecture-écriture

De la lecture à l’écriture collective, il n’y a qu’un pas.

En ce qui concerne Marine Thomas, son expérience dans le cadre des TraaM[19] se révèle également être très concluante quant à la mobilisation de l’intelligence collective au travers de la répartition collective de la lecture d’une sélection d’ouvrages et de l’écriture de critiques littéraires diffusées sur les réseaux sociaux.

Pour que la première phase, la phase de répartition des ouvrages et de lecture, soit efficiente, il a fallu respecter certaines recommandations :

  • Selon Pierre Lévy (1997)[20], pour qu’elle se déploye, l’intelligence collective dépend de trois éléments :
    • Il est nécessaire de bénéficier de temps. En effet, les élèves engagés dans ce projet doivent apprendre à se connaître et à agir ou penser ensemble. C’est ce dont les élèves investis dans ce concours ont bénéficié : en effet, ils avaient une heure d’accompagnement personnalisé au CDI chaque semaine. Cette intégration dans l’emploi du temps a ainsi permis une mise en place au long cours du travail de lecture-écriture, tout au long de l’année. Le fait de faire partie de la même classe a également facilité la mise au travail collective, les élèves se connaissant d’emblée du fait du partage de la même organisation des temps scolaires. Enfin, l’étalement du concours de novembre à avril a également permis de laisser assez de temps aux élèves pour s’adonner aux phases de plongée dans la lecture solitaire, notamment pour les ouvrages assez denses.
    • L’intelligence collective nécessite aussi du conflit, permettant alors de susciter de la confrontation d’idées et/ou de pratiques. Ainsi, les centres d’intérêt individuels parfois différents des élèves entre eux, de même que leurs appétences pour des genres littéraires variés, sont autant de critères permettant de favoriser une répartition apaisée des ouvrages, la liste des 100 livres disponibles recouvrant de nombreux genres littéraires et étant ainsi à même de satisfaire chaque élève.
    • Enfin, l’environnement peut conditionner la réussite ou non du déploiement d’une intelligence collective. Ainsi, le soutien de la médiathèque départementale de prêt de Wimereux pour se fournir les 100 livres sélectionnés a été prépondérant dans la réussite de la mise en œuvre du projet, ces derniers ne pouvant être tous achetés sur fonds propres. De plus, les élèves ont bénéficié de l’intervention de personnes extérieures à l’établissement (notamment une libraire et l’intervention d’étudiants en métiers du livre de l’Université de Lille) : leur venue a permis une meilleure compréhension des attendus du concours par les élèves, de la même façon que ceci a favorisé un renforcement de leur motivation et de leur engagement.
  • Selon Zaïbet (2007)[21], trois dimensions s’ajoutent à ces dernières :
    • Il y a une dimension cognitive importante pour que l’intelligence collective se déploie : ainsi, les membres du projet de lecture devaient être à même d’avoir toutes les capacités de compréhension et de réflexion au sujet du fonctionnement du projet (“comment se répartir les ouvrages entre nous ?”) de même que de l’accessibilité des ouvrages sélectionnés. Ici, tous les livres relevant de la littérature jeunesse, les élèves ont pu livre des ouvrages à leur portée dans leurs thèmes, d’autant plus que certains étaient disponibles en version adaptée aux lecteurs fragiles et/ou aux élèves dys-. Néanmoins, la médiathèque départementale de prêt n’avait pas forcément les versions dys- disponibles pour répondre à tous les besoins : ceci a pu ralentir la compréhension des œuvres pour les élèves présentant certaines difficultés de lecture.
    • Les compétences relationnelles sont également de mise : en effet, engagement, confiance et utilisation constructive du conflit peuvent permettre le déploiement d’une certaine synergie. Ce fut le cas dans le cadre de ce projet : les élèves y ont adhéré, notamment du fait des prix qu’ils pouvaient recevoir, et du caractère novateur de la visée finale : publier des critiques littéraires sur Instagram. De la même façon, du côté de la professeure documentaliste, le fait de démontrer aux élèves qu’elle avait confiance en leurs capacités à réussir pleinement ce concours a pu permettre de faciliter l’engagement des élèves. Enfin, le conflit fut efficacement utilisé, les élèves ayant choisi des ouvrages dont les genres littéraires différaient entre eux pour se répartir les lectures et être toutes et tous investis dans le projet.
    • Finalement, il s’avère nécessaire que les individus impliqués adaptent leurs actions individuelles en fonction de ce qu’ils perçoivent chez celles d’autrui : cet aspect est davantage systémique. Dans le cadre de ce projet lecture, les élèves devant lire un maximum de livres, les élèves les plus aguerris face à la lecture ont tenté d’accélérer leur rythme de lecture pour compenser celui plus lent des élèves fragiles et/ou en difficulté avec la lecture.

S’ensuivit alors la deuxième phase, celle d’écriture, avec diffusion sur les réseaux sociaux :

  • Cette phase relève d’un travail collectif et collaboratif : les élèves ont écrit des critiques littéraires individuelles mais ces dernières ont bénéficié des retours de leurs camarades ayant pris une certaine avance sur le travail d’écriture, de même que de ceux de la professeure documentaliste.
    • Pour Christine Gangloff-Ziegler, le travail collaboratif ne serait alors « [qu’]une forme d’intelligence collective à l’origine d’une action de co-construction »[22]. Dans le cadre du concous de lecture-écriture, cette co-construction serait dès lors celle de la publication d’un maximum de critiques littéraires en ligne répondant aux attendus du concours. Elle ajoute que le travail collaboratif ne serait qu’« une forme d’organisation solidaire de travail où chacun est responsable pour le tout, sans que la part individuelle puisse être systématiquement isolée, la coordination se faisant par ajustement mutuel ».
    • C’est précisément ce dans quoi s’intègre cette phase d’écriture : pour gagner le concours, les élèves ne pouvaient lire et rédiger des critiques littéraires sur les mêmes ouvrages, le fait d’éviter de critiquer deux fois les mêmes livres entrant en ligne de compte dans le calcul des points. Ainsi, la lecture et l’écriture, loin d’être des activités purement solitaires, ne pouvaient se faire qu’en vérifiant ce que les autres camarades avaient déjà lu et critiqué. Ceci était possible en consultant les différents documents LibreOffice Writer (disponibles dans le dossier « public » de la classe) enregistrés et complétés progressivement par les différents camarades et contenant les critiques littéraires. D’ailleurs, selon Boutillier et Fournier (2009), le travail sur informatique, qu’il soit en ligne ou non, favorise le travail collaboratif du fait de la facilitation du partage des documents qu’il implique[23].
  • Les critiques littéraires ont ensuite été publiées sur Instagram : là encore, l’intelligence collective entre en scène, les réseaux sociaux, produits du web 2.0, facilitant effectivement « le partage d’informations entre utilisateurs »[24].
  • Ces publications sur les réseaux sociaux relèvent également du crowdsourcing[25], et plus précisément du crowd voting, avec l’ajout de commentaires venant de personnes extérieures au projet sur Instagram : inconnus s’intéressant au projet mené, passionnés de littérature, élèves d’autres classes de l’établissement souhaitant soutenir leur camarades, voire écrivains et autrices cités via les arobases dans les critiques littéraires des élèves ont donné leurs avis sur les productions diffusées. Ainsi, toutes ces personnes réalisant des retours sur les productions des élèves sont autant d’individus oeuvrant dans le sens de l’intelligence collective au travers des conseils prodigués et in fine d’une possible amélioration des productions des élèves, si les conseils sont suivis[26]. La question de la motivation de ces internautes à collaborer via leurs commentaires se pose : plaisir d’échanger autour de la lecture avec des adolescents, par simple passion littéraire ? Sentiment de réaliser un acte social et citoyen en soutenant des élèves, parfois en manque de confiance ? Créer du lien social au travers de l’activité d’écriture ? Ainsi, si la distance physique était évidente, nous avons pu constater que la proximité intellectuelle au travers des commentaires était, pour sa part, bien présente.

Répondant à des investissements et des dynamiques d’intelligence collective différentes, ces deux projets, pour l’un centré sur une lecture arpentée sans utilisation du numérique durant la phase de lecture, pour l’autre sur une répartition d’ouvrages à lire et du partage sur les réseaux sociaux, ont pu être menés à terme. Comme l’a démontré cet article réflexif, si le numérique a donc pu apporter des plus-values en termes d’intelligence collective dans le cadre d’un concours de lecture-écriture, son utilisation n’est pas une condition sine qua non de l’émergence d’une véritable intelligence collective, cette dernière pouvant également prendre place dans le cadre d’une activité d’arpentage papier. Néanmoins, Anne Petit a tenu à évoquer des pistes de possible intégration du numérique durant la phase de lecture, intégrations qui pourraient peut-être être investies et faire l’objet de nouvelles pistes d’innovation pédagogique pour la technique de l’arpentage, rattachées au numérique.

Outre les différents points mentionnés dans cet article, un dernier pourrait alors mériter notre attention. En effet, pour réussir ces deux projets, il y a eu nécessité du côté de la professeure documentaliste d’intégrer et/ou de renforcer l’une de ses compétences psychosociales : la capacité de lâcher-prise, et ce pour permettre de laisser l’espace mental et organisationnel nécessaire aux élèves afin que cette intelligence collective se déploie. En effet, de par leurs dynamiques et leurs objectifs, ces deux projets comportaient en eux-mêmes un risque : celui de l’échec de leur aboutissement. Dans ce cadre, si les consignes étaient correctement données par les enseignantes, ces dernières ont tout de même pu parfois constater, du fait des facilités ou des difficultés des élèves, un écart entre les tâches prescrites et celles effectuées, l’intelligence collective ayant parfois été investie pour contourner certaines difficultés.

Ainsi, par exemple, il est arrivé que certains élèves recourent à Babelio[27] pour retrouver des citations qu’ils avaient oubliées de prendre en note dans le cadre de l’intégration d’une citation dans une critique littéraire, ce qui constituait un contournement clair des consignes. C’est ainsi qu’un écart s’est parfois fait ressentir entre les « consignes […], [le] dispositif à mettre en place, [les] outils de réalisation et [les] moyens de réalisation de la tâche disciplinaire »[28].

Finalement, le lâcher-prise du professeur documentaliste ne serait-il pas parfois une condition inévitable de mise en place d’une véritable intelligence collective entre élèves ? Ni abandon, ni désintérêt pour le projet mené et son aboutissement, il serait alors un acte volontaire au service de sa réussite.[29]

 

Article réflexif réalisé par Anne Petit (académie de Besançon) et Marine Thomas (académie de Lille), dans le cadre des TraAM Documentation 2023-2024

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

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Notes

[1] Doueihi, M. (2011). Pour un humanisme numérique. Paris : Éditions du Seuil.

[2] Augé, C. (2018). Écriture collaborative numérique et appropriation d’une œuvre patrimoniale. Le français aujourd’hui, 200, 57-66. https://doi.org/10.3917/lfa.200.0057

[3] Walter, B. (1936). Gesammelte Schriften. Germany : Suhrkamp

[4] Détroy, R. (2021). La lecture n’est pas qu’un acte solitaire : texte de Romain Detroy. Bela. https://www.bela.be/chronique/la-lecture-nest-pas-quun-acte-solitaire-texte-de-romain-detroy

[5] Petit, A. (2024). Un atelier de lecture collaborative et d’écriture assistée par l’IA. Prof & doc : site des document@listes de l’académie de Besançon. https://documentation.ac-besancon.fr/un-atelier-de-lecture-collaborative-et-decriture-assistee-par-lia/

[6] Thomas, M. (2024). Cart’Olivre (À vous le sup’ : à nous la lecture), un challenge coopératif de lecture et de post d’avis littéraires en ligne. Documentation Lille. https://pedagogie.ac-lille.fr/prof-doc/cartolivre-a-nous-la-lecture-a-nous-le-sup-un-concours-collaboratif-de-lecture-et-de-post-davis-litteraires-en-ligne/

[7] Lévy, P. (1997). L’intelligence collective : pour une anthropologie du cyberespace. La Découverte.

[8] Debbah, S., Piré-Lechalard, P. & van Hoorebeke, D. (2020). L’intelligence collective en situation de travail collaboratif. Le cas d’une plateforme virtuelle. Management & Sciences Sociales, 28, 4-20. https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/mss.028.0004

[9] Surowiecki, J. (2008). La sagesse des foules. Jean-Claude Lattès.

[10] Yanat, Z. (2020). Éditorial. Management & Sciences Sociales, 28, 2-3. https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/mss.028.0002

[11] Lecture-écriture coopérative. Wiki-TEDia. https://wiki.teluq.ca/wikitedia/index.php/Lecture-%C3%A9criture_coop%C3%A9rative

[12] Loisy, C., Charnet, C., & Rivens Mompean, A. (2011). Pratiques d’écriture en ligne pour l’apprentissage des langues. Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire/International Journal of Technologies in Higher Education, 8(1-2), 58-68. Récupéré de http://www.erudit.org/revue/ritpu/2011/v8/n1-2/1005784ar.pdf

[13] Les missions des professeurs documentalistes. (2017). Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse. https://www.education.gouv.fr/bo/17/Hebdo13/MENE1708402C.htm

[14] Repères de progressivité de la maîtrise des compétences numériques. (s. d.). Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse. https://eduscol.education.fr/document/20389/download

[15] Les missions des professeurs documentalistes. (2017). Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse. https://www.education.gouv.fr/bo/17/Hebdo13/MENE1708402C.htm

[16] Petit, A. (2024). Un atelier de lecture collaborative et d’écriture assistée par l’IA. Prof & doc : site des document@listes de l’académie de Besançon. https://documentation.ac-besancon.fr/un-atelier-de-lecture-collaborative-et-decriture-assistee-par-lia/

[17] Digipad by La Digitale. (s. d.). https://digipad.app/

[18] Lang, L., Torgesen, J., Vogel, W. E., Chanter, C., Lefsky, E. et Petscher, Y. (2009). Exploring the Relative Effectiveness of Reading Interventions for High School Students. Journal of Research on Educational Effectiveness, 2(2), 149-175.

[19] Thomas, M. (2024). Cart’Olivre (À vous le sup’ : à nous la lecture), un challenge coopératif de lecture et de post d’avis littéraires en ligne. Documentation Lille. https://pedagogie.ac-lille.fr/prof-doc/cartolivre-a-nous-la-lecture-a-nous-le-sup-un-concours-collaboratif-de-lecture-et-de-post-davis-litteraires-en-ligne/

[20] Lévy, P. (1997). L’intelligence collective : pour une anthropologie du cyberespace. La Découverte.

[21] Gréselle-Zaïbet, O. (2007). Vers l’intelligence collective des équipes de travail : une étude de cas. Management & Avenir, 14, 41-59. https://doi.org/10.3917/mav.014.0041

[22] Gangloff-Ziegler, C. (2009). Les freins au travail collaboratif. Marché et organisations, 10, 95-112. https://doi.org/10.3917/maorg.010.0095

[23] Boutillier, S. & Fournier, C. (2009). Travail collaboratif, réseau et communautés. Essai d’analyse à partir d’expériences singulières. Marché et organisations, 10, 29-57. https://doi.org/10.3917/maorg.010.0029

[24] Debbah, S., Piré-Lechalard, P. & van Hoorebeke, D. (2020). L’intelligence collective en situation de travail collaboratif. Le cas d’une plateforme virtuelle. Management & Sciences Sociales, 28, 4-20. https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/mss.028.0004

[25] Malone, T. W., Laubacher, R. and Dellarocas, C. (2010), The Collective Intelligence Genome, MIT Sloan Management Review, 51(3), 21-31.

[26] Debbah, S., Piré-Lechalard, P. & van Hoorebeke, D. (2020). L’intelligence collective en situation de travail collaboratif. Le cas d’une plateforme virtuelle. Management & Sciences Sociales, 28, 4-20. https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/mss.028.0004

[27] Babelio – Découvrez des livres, critiques, extraits, résumés. (s. d.). https://www.babelio.com/

[28] Grandaty, M. (2008). Chapitre 3. Le « lâcher prise », un geste professionnel de l’enseignant lié à la gestion d’un contexte discursif. Dans : Dominique Bucheton éd., Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français: Un défi pour la recherche et la formation (pp. 213-236). Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur. https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/dbu.buche.2008.01.0213

[29] Isabelle Capron Puozzo, Cristelle Cavalla. Le lâcher-prise, un microprocessus conatif nécessaire à la créativité dans l’apprentissage ?. Françoise Berdal-Masuy. Emotissage – Les émotions dans l’apprentissage des langues, Presses Universitaire de Louvain, pp.129-139, 2018, 978-2-87558-695-7. ffhal-01890668f)

Arpentage littéraire et concours lecture-écriture collectif : de la « lecture sociale » à l’« écriture collaborative »
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