Sujet actuellement très en vogue dans le domaine scolaire, la ludification des apprentissages est également apparue en ingénierie de la formation et en particulier dans les maquettes de formation des professeurs-documentalistes stagiaires. Selon des modalités différentes mais avec des objectifs similaires, nous sommes quatre formatrices de l’ESPE de Besançon et de Dijon à avoir intégré le thème du jeu et les ressorts de la pédagogie ludifiée dans nos contenus de formation cette année. Nous avons cherché dans cet article à expliquer en quoi cette entrée de la ludification pouvait « donner des billes » aux enseignants dès leur début de carrière.
Ne passez pas par la case départ !
Pour mieux plonger les étudiants dans une modalité de formation en rupture avec les séances habituelles, pour les inviter à changer de posture, nous les avons enfermés ou, au contraire, empêchés d’entrer en salle de cours. A eux de s’échapper en faisant appel à la collaboration, à l’intelligence collective, à leur sens pratique, à leur résistance au stress ! Ces démarches reposent toutes sur les ressorts du jeu. Rien de tel pour saisir les enjeux de la ludification de la pédagogie que d’expérimenter une situation d’apprentissage différente.
Une démarche axée sur les jeux d’évasions proposée par Valérie Liger
J’ai mis les étudiants en situation de joueurs dès le début du cours après une brève présentation de la thématique. Ils se sont retrouvés sur les traces de Marie Curie, enlevée sous leurs yeux devant le ministère de la guerre en 1914 !
- vidéo de lancement
- scénario du jeu
- Une fois les énigmes résolues, une énigme finale est proposée : la reconstitution d’un puzzle permet de lire sur un plan le lieu où la scientifique est retenue.
A suivi un temps nécessaire de débriefing : les étudiants sont revenus sur leurs expériences de joueurs.
Cette entrée en matière dans le vif du sujet en plongeant dans l’action le groupe a fait vivre de l’intérieur les dynamiques entrant en jeu dans un escape game. J’ai ensuite repris un cadre plus conventionnel de cours, vous en trouverez le support partagé ici.
Partant de la démarche d’élaboration d’un escape game par des enseignantes, puis par des élèves, je me suis appuyée sur différentes séquences menées dans mon établissement : vous les retrouverez en cliquant sur les liens de mon cours.
Une démarche axée sur les jeux d’évasions proposée par Carole Jaillet et Sophie Gronfier
Lorsque l’académie de Dijon a été retenue pour les TraAM EMI, il nous a paru intéressant d’engager les étudiants-enseignants stagiaires dans cette aventure afin de les faire réfléchir et produire autour de ce thème riche et parfois controversé : la pédagogie par le jeu.
Pensant assister à une formation « classique » sur l’EMI, ils ont commencé par un Escape Game créé spécialement pour eux autour de notions liées à l’EMI. Le but était de leur faire vivre un Escape Game pédagogique afin qu’ils en comprennent le fonctionnement et qu’ils réfléchissent à l’intérêt mais aussi aux enjeux d’une telle activité.
Constatant leur enthousiasme d’avoir participé à ce jeu pédagogique, nous leur avons annoncé leur participation aux TraAM en mettant en avant le plaisir qu’ils auraient de créer, l’intérêt formateur ainsi que la publication de leurs travaux, ce qui, en plus du fait de participer à un projet national, nous paraissait pouvoir les motiver.
Pour le cours suivant, ils ont dû réaliser par binôme, à l’aide de l’outil de présentation de leur choix (Prezi, Genial.ly ou Piktochart) ou de partage numérique (au choix : Pearltrees ou Padlet) une présentation sur le thème : Jeux sérieux, jeux d’évasion, ludification au CDI. Leurs productions intéressantes témoignent de l’intérêt que peut susciter un tel sujet ! En voici un exemple.
Un cours sur la ludification des apprentissages et la création d’un Escape Game leur a ensuite été proposé.
Compte-rendu d’expérience par Valérie Hilaire : créer la surprise !
Plutôt que d’accueillir les étudiants en salle pour leur présenter l’objectif de la séance, j’ai choisi de les plonger peu à peu dans le jeu : la porte de la salle est close, je prends soin de ne pas être vue et une note sur la porte leur suggère d’aller chercher la clé de la salle. Le jeu a démarré mais ils n’en prennent conscience qu’à leur arrivée à l’accueil où un complice leur transmet le contenu des énigmes. J’ai limité volontairement leur nombre à 3 pour que le jeu ne dure pas plus de 30 mn, et imaginé des énigmes basées sur des compétences de recherche d’information :
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Enigme bleue : “En cherchant bien au CENTRE, vous ne manquerez pas de RESSOURCES”. Dans la suite du message, je leur donne le nom de l’auteur et le sujet du livre qu’ils doivent retrouver à la BU pour noter le dernier mot du titre. C’est un des mots de la phrase à recomposer.
- Enigme verte : Dans l’enveloppe un QR Code qui les mène en recherche inversée d’image à une infographie. En trouvant la page d’origine de l’image, ils trouvent également un mot de la phrase à recomposer.
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- Enigme rouge : 100.400.000.800 200.400 900.700.400.000.100.400.700.400.500 etc… il s’agit d’un message que je me suis amusée à coder avec la classification Dewey pour les amener à l’indice d’un ouvrage de la BU dans le titre duquel ils découvrent le dernier mot de leur phrase “mystère”.
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L’idée d’ancrer les énigmes dans le champs des sciences de l’information pourrait sembler artificielle, il n’en est rien. Pour s’assurer que le jeu ne soit pas juste une intention plaquée par un enseignant mais une réelle expérience vécue par l’élève (les étudiants dans ce cas précis), il est essentiel de mettre en cohérence les mécanismes du jeu proposé et leurs objectifs d’apprentissage (ici, les compétences de recherche d’information) . Ce concept d’intégration, développé par Margarida Romero, enseignante en technologie éducative à l’ESPE de Nice et directrice du Laboratoire d’Innovation et Numérique pour l’Education (LINE), est très justement illustré par l’image du “Chocolat sur les brocolis VS le gâteau à la carotte”. (Image extraite du webinaire Jeux numériques et apprentissages. Avec l’aimable autorisation de Margarida Romero)
Le groupe d’étudiants parvient sans trop de difficulté à recomposer la phrase “sésame”; nous pouvons ensuite démarrer la formation sur le lien entre jeu et apprentissage.
Jeu VS Apprentissage ?
On parle de “ludification” en éducation, comme si ce domaine sérieux s’autorisait pour la première fois à s’appuyer sur les ressorts du jeu alors que, depuis toujours, les concepts de jeu et d’apprentissage sont intimement liés. En latin, un seul terme “Paidia” correspond d’ailleurs aux deux mots : “jouer” et “apprendre”. Nous ne faisons donc que redécouvrir des principes déjà anciens. C’est sur cette idée que débute la partie théorique de la formation dispensée aux M2 de Besançon.
On trouve également dans ce support de présentation une mise en perspective des 5 critères qui définissent le jeu selon Gilles Brougère (chercheur en Sciences de l’Éducation, Paris XIII) avec les éléments de la théorie constructiviste de l’apprentissage de Piaget. Une façon d’illustrer ce qui relie ces 2 domaines apparemment éloignés :
L’incertitude : c’est le moteur du jeu car on ne sait jamais à l’avance comment le jeu va se dérouler / Piaget s’appuie sur la notion d’équilibration pour théoriser l’acquisition d’un nouveau savoir. Un élève dont la structure cognitive est en équilibre va rencontrer une situation nouvelle qu’il ne peut affronter qu’en construisant un nouveau savoir ; c’est cette nouvelle organisation cognitive qui est la clé de l’apprentissage.
L’adhésion : il n’y a de jeu que si le joueur le décide / La théorie de Piaget repose entièrement sur la construction du savoir par l’élève lui-même. Il n’y a apprentissage que par une re-construction personnelle qui repose entièrement sur l’implication de l’élève.
La règle : elle est indispensable pour la structuration du jeu. / La théorie de Piaget montre le risque pris par l’élève qui déconstruit puis reconstruit son schéma cognitif. Il met donc en avant la nécessité de donner un cadre sécurisé aux élèves.
La frivolité : le jeu invite à de nouvelles expériences dans lesquelles on doit créer et devenir force de proposition / Le constructivisme repose entièrement sur la capacité de l’élève à imaginer une réponse à la situation et ainsi construire un nouveau savoir.
La fiction “réelle” : faire semblant est toujours en lien avec la réalité. / Piaget situe l’apprentissage dans une zone frontière entre réalité et reconstruction de la réalité.
On comprend mieux alors que le jeu puisse devenir un puissant levier pédagogique, notamment pour la motivation scolaire. Ainsi nous avons pu constater dans l’académie de Dijon, c’est le poids du jeu sur l’engagement des étudiants/enseignants stagiaires dans la tâche. Jouer leur a permis d’adhérer à ce thème de travail : la ludification des apprentissages.
Les travaux de recherche confirment le pouvoir motivationnel des jeux. Roland Viau, chercheur dans le département de pédagogie à l’Université de Sherbrooke, indique que des conditions sont à respecter pour qu’une tâche soit motivante. Elle doit notamment représenter un défi pour l’apprenant et cela est bien le cas dans le cadre des jeux d’évasion pédagogiques proposés.
Voulez-vous rejouez ?
Mais quelles ont été les réactions des étudiants mis en position de joueurs ? Enthousiastes ? Motivés ? Perdus ? Plutôt décontenancés par cette entrée en matière, surtout lorsqu’il s’agit de retrouver la clé de la salle de cours où leur formatrice enfermée les attend, les étudiants avoueront après coup avoir été déstabilisés voire énervés par ce démarrage. Loin de l’attitude confortable du “je m’installe et j’attends”, les voilà obligés d’être en action pour entrer en formation. Une fois passé ce premier sentiment, pour la plupart c’est l’excitation qui l’emporte et l’envie de relever le défi. Une fois les énigmes résolues, le sentiment dominant est la satisfaction d’avoir réussi.
Pendant l’escape game Sur les traces de Marie Curie, très nettement, deux tendances se sont dégagées : une équipe s’est très vite organisée pour être efficace, résoudre les énigmes selon ses compétences, avide d’aller plus loin et même d’aller au-delà en découvrant les autres parcours. L’autre équipe était très nonchalante et blasée et a fait le job sans s’impliquer plus que cela.
Concernant les étudiants / enseignants stagiaires Master 2 de l’académie de Dijon, ils ont réellement apprécié de participer à un Escape Game, de découvrir des outils et se sont vraiment pris au jeu.
Mais l’enthousiasme s’est quelque peu atténué face à l’ampleur du travail demandé (jugé beaucoup trop chronophage) et la complexité des différents documents à remplir pour les TraAM. Il a fallu rassurer, répondre aux multiples questions pour les encourager dans ce processus innovant.
La ludification : une recette miracle pour mieux apprendre ?
Si la ludification, pour fonctionner, repose en effet sur le mélange de divers ingrédients savamment dosés, ce n’est cependant pas une recette miracle pour mieux apprendre.
Arrêtons-nous tout d’abord un instant sur la question du profil des joueurs.
Si nos étudiants / enseignants stagiaires ont eu des réactions très différentes, c’est peut-être que, pour certains, à ce moment de l’année et alors au commencement de leur formation, ils n’étaient pas encore prêts à découvrir ce type de pédagogie ou bien que, partant du principe qu’il existe différents profils de joueurs, tous ne se sont pas retrouvés dans les jeux proposés.
En effet, plusieurs chercheurs et spécialistes du jeu ont mis avant le fait qu’il existe différents profils de joueurs. En effet, chaque personne en jouant adopte un comportement différent.
Bartle est très souvent cité. Il a modélisé, en 1996, quatre profils de joueurs (certes plus adaptés aux jeux vidéos mais que nous pouvons tout de même prendre en compte pour les appliquer au jeu d’évasion) :
Les Killers (combattants) cherchent surtout à affronter les autres joueurs et à gagner !
Les Achievers (collectionneurs) veulent finir le jeu le plus vite possible, terminer toutes les quêtes et atteindre les objectifs.
Les Explorers (explorateurs) sont curieux et aiment apprendre. Ils visitent toutes les pièces, tous les espaces de jeu à la recherche d’indices.
Les Socializers (joueurs sociaux) apprécient d’interagir et de collaborer avec les autres joueurs
Plus récemment, Isabelle Patroix, docteure en littérature actuellement en post-doctorat sur le sujet « Serious games et innovation » et Alexia Audemar, étudiante et Game Designer ont proposé cette typologie :
– Le Joker, fait preuve de sang-froid, il sait rassurer son équipe
– L’archéologue : il analyse les espaces du jeu, ceux qu’il faut fouiller
– Le détective : il analyse tout afin de résoudre les énigmes
– Le capitaine : c’est un leader, il a l’œil sur le temps tout en centralisant les différents indices
Savoir qu’il existe différents profils de joueurs peut aider à construire des grilles d’observation et d’évaluation et permettre de comprendre qu’une seule manière de ludifier ne conviendra peut-être pas à tous les apprenants.
D’autre part, après avoir proposé un temps réflexif à nos étudiants/enseignants stagiaires suite à l’Escape Game nous avons remarqué qu’ils mettaient en avant l’aspect ludique et que les apprentissages touchant à l’Education aux Médias et à l’Information semblaient rester au second plan. La forme ludique prendrait-elle alors le pas sur les apprentissages ?
Pour y voir plus clair, évoquons les ludo-mythes dont parlent Margarida Romero et Éric Sanchez. Ils expliquent qu’au contraire il y a bien des éléments sérieux dans les jeux proposés. Pour apprendre du jeu, il faut quitter le jeu afin de rendre les savoirs visibles, les valider et les rendre transférables. C’est alors le temps du débriefing qui devient primordial pour revenir sur les éléments d’apprentissages du jeu et ainsi parvenir à ancrer les connaissances.
Ainsi, faire jouer les professeurs stagiaires en formation initiale est une stratégie d’ingénierie de formation efficace pour mieux faire comprendre aux étudiants les éléments qui sous-tendent toute pédagogie : connaissance des théories de l’apprentissage, rôle de l’explicitation des objectifs et des attendus, repérage de la diversité des profils d’élèves, utilisation des ressorts de la motivation… Une stratégie qui vise à les faire entrer dans le métier avec un éventail de méthodes pédagogiques variées et la possibilité de diversifier à leur tour leurs propositions pédagogiques.
Conclusion : et après ?
Les M2 de l’académie de Dijon ont réalisé des Escape Game intéressants et pertinents et malgré leurs interrogations, leurs difficultés (gestion du temps, conception des énigmes), ils ont mis en avant le plaisir de la création (ce qui est paradoxal car c’est à la fois un plaisir mais aussi une difficulté !) et la joie de voir leurs élèves acquérir des compétences et connaissances par l’intermédiaire du jeu. Ils ont déclaré avoir découvert des outils numériques et apprécié de comprendre les enjeux de la ludification des apprentissages.
La participation aux TraAM a pu dérouter au départ, mais les travaux à l’arrivée montrent l’implication des étudiants / enseignants-stagiaires.
Lors du bilan de fin d’EG, 8 M2 sur 9 ont déclaré vouloir créer de nouveaux EG et 9 pensent que la ludification des apprentissages peut être une réelle richesse pour les élèves sous certaines conditions.
Témoignage d’une étudiante de Master 2 Documentation de l’académie de Dijon :
« En totalité, j’ai pu mener trois escape game durant cette année scolaire. Ils ont tous suscité un vif intérêt chez les élèves. Pour conclure ce propos, enseigner l’éducation aux médias et à l’information dans un contexte scénarisé avec un jeu d’évasion me semble très opportun et efficace. Toutefois, il est nécessaire de pouvoir transférer ce jeu à plusieurs situations car sa création est extrêmement chronophage. Je pense poursuivre ma réflexion quant à la ludification au sein du CDI ; je suis convaincue que ce sera de plus en plus important. »
Article rédigé par Valérie Hilaire, Valérie Liger (Académie de Besançon), Carole Jaillet, Sophie Gronfier (Académie de Dijon) dans le cadre des TraAM EMI