Cet article s’inscrit dans les TraAM EMI 2021-2022 sur le thème de la “créativité numérique”.
La créativité fait partie des 12 compétences de vie essentielles selon l’UNICEF et des soft skills les plus appréciées dans le monde du travail.
Le cadre scolaire ne semble a priori pas favoriser la créativité. Comment répondre aux attentes scolaires tout en dépassant des codes reconnus ? Comment concilier cadre établi et solutions alternatives ? Comment évaluer l’originalité ?
Et si l’éducation aux médias et à l’information constituait un cadre propice au développement de la créativité ? Dans la conception d’un objet médiatique, par exemple… Comment favoriser la créativité des élèves dans la réalisation de podcasts ?
Le cadre de la séquence
Année de réalisation : 2021/2022
Noms des professeurs : Cécile Diet (documentation), Fabrice Olivier (S.E.S.)
E-mail :
Nom de l’établissement : lycée polyvalent Jacques Duhamel (Dole)
Niveau : 2nde générale et technologique
Effectif : 34 élèves
Déroulé du projet : 8h de novembre à mars
Matériel : Ordinateurs, enregistreur ou smartphones des élèves
Outils numériques : Audacity, Padlet
Domaines d’enseignement : EMI, SES, Documentation
Thèmes du programme : Produire, communiquer, partager des informations (EMI) / Comment la socialisation contribue-t-elle à expliquer les différences de comportement des individus ? (SES)
CRCN : (domaine 3 et 5) création de contenu, culture informationnelle, communication et collaboration, éducation à l’information
Mots-clés : créativité numérique / TraAM / audio / podcasting / technique journalistique
Le travail s’est déroulé de novembre à mars à raison d’une heure tous les 15 jours (8h sur les créneaux de S.E.S).
L’objectif disciplinaire était de favoriser l’appropriation du concept de socialisation grâce à une enquête sur le terrain et une production.
Il s’agissait également de faire découvrir aux élèves le podcast et de les initier à ce type d’écriture journalistique en leur demandant de produire un objet médiatique.
Nous avons choisi le cadre d’un concours annuel de podcasts documentaires à destination des adolescents, “Une fois, une voix”, créé par Clémence Renard, professeure de français, et Marie Cordier, responsable de projets culturels.
“[le concours] vise à encourager les jeunes à prendre du recul sur le monde qui les entoure en lui portant un regard à la fois personnel et sociologique.
Seul.e.s ou en groupe, les participant.e.s doivent déterminer un angle d’approche, enquêter et recueillir des témoignages. Ils/elles sont amené.e.s à s’exprimer, à partager leur point de vue et à développer une narration singulière. Ils/elles découvrent également les aspects techniques de la création sonore, de la prise de son au montage.”
Le thème de l’année 2021-2022 est “Un espace à soi”.
Qu’est-ce qu’être créatif ?
La première définition qui vient à l’esprit est la capacité à créer quelque chose de nouveau, à faire preuve d’originalité…
Si l’on sort du cadre de la créativité artistique, c’est également opérer des choix, trouver des solutions innovantes à un problème comme l’a proposé le psychologue Joy Paul Guilford, pionnier de la pensée divergente.
André Tricot reprend la définition proposée par Agathe Dirani : « Être créatif, c’est être compétent de manière originale”. La créativité serait donc aussi liée à la mise en œuvre de compétences.
La créativité, c’est aussi la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste (Sternberg et Lubart, 1995). La créativité tient donc compte et s’appuie sur un ensemble de données, de contraintes liées au contexte.
Ainsi, nous avons cherché à offrir aux élèves un cadre collaboratif et des étapes qui leur permettent :
- de réaliser des choix,
- de développer leur connaissances des médias et leurs compétences techniques,
- de faire preuve d’originalité dans leur production, tout en intégrant les contraintes proposées.
L’idée a été d’amener les élèves à passer d’une pratique passive des outils numériques et informationnels (je “consomme” de l’information) à une une utilisation active, éclairée, créative.
Nous nous sommes inspirés des cinq niveaux d’usage des TIC proposés par Margarida Romero pour les amener à la cocréation d’un contenu médiatique.
La séquence s’est articulée autour de différents temps et dispositifs . Abordons-les sous l’angle de la créativité…
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Questionner les pratiques des élèves
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Découvrir les codes médiatiques, se les approprier
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Créer les conditions de la coopération, laisser le choix des outils, des méthodes
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Créer sous contraintes
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Favoriser l’originalité dans la narration
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Evaluer la créativité
1- Questionner les pratiques des élèves
A première vue, le podcast n’était pas un format connu et encore moins utilisé par nos élèves de lycée. Afin de confirmer cette première impression, nous avons transmis un questionnaire rapide à nos élèves de 2nde GT sur leur usage de la radio et du podcast, parmi l’ensemble de leurs pratiques informationnelles.
Le questionnaire et La synthèse des résultats
Les résultats sont significatifs et assez proches des indices nationaux : les élèves écoutent la radio mais c’est souvent un usage subi (en voiture pour 88,9% des cas alors qu’ils ne conduisent pas encore. On peut imaginer qu’ils écoutent la radio de leurs parents). La radio n’est pas leur moyen principal d’information et ils lui font moyennement confiance (58%). Dans leurs pratiques informationnelles, ils privilégient les formats vidéo (85%). Ils connaissent mal le podcast alors que ce format médiatique peut sembler plutôt compatible avec les pratiques numériques et informationnelles des ados : équipement en smartphone pour 96%, nomadisme, écoute “à la carte”, abonnements aux plateformes musicales qui accueillent également des podcasts.
Cette séquence sera un moyen de découvrir de nouveaux médias, un nouveau format et, peut-être, faire évoluer les pratiques informationnelles de nos élèves.
2- Découvrir les codes médiatiques, se les approprier
Être créatif implique une certaine prise de risques qui ne peut avoir lieu que dans un cadre sécurisant.
Selon Judith Cantin et Nathalie Frigon (2010), plus un élève maîtrise une notion, mieux il pourra l’appliquer, puis s’en servir pour analyser une situation, évaluer un problème, choisir une solution et enfin être créatif. Dans notre cas, avant d’ atteindre une forme de créativité de la part des élèves , il faudra s’assurer :
- qu’ils maîtrisent les contenus théoriques que le podcast illustrera (la socialisation). Ce travail est mené en cours de S.E.S.
- qu’ils connaissent et sont en mesure d’appliquer les codes médiatiques d’un format qui ne leur est pas familier : le podcast.
C’est l’objectif d’une séance en début de séquence :
Nous avons proposé dans un premier temps l’écoute individuelle d’un podcast au choix parmi 3 titres abordant des questions sociologiques,
- Au pays des ados shifteurs (France culture)
- Des lycéens sans toit (France culture)
- Madame l’arbitre. Les femmes prennent le pouvoir (Raffut / letemps.ch),
avec un questionnaire portant principalement sur la nature et l’intérêt des différentes interventions entendues. Un temps a permis de comparer les trois productions.
Nous avons ensuite demandé d’analyser le découpage d’une partie d’un podcast. Cet exercice a été l’occasion de se questionner d’abord en petits groupes, puis tous en ensemble lors de la mise en commun sur le rythme du podcast, les voix, les sons additionnels.
La grille d’écoute et le corrigé
La Sélection pour enfants des Pieds sur terre, sur France Culture offre des supports intéressants pour cet exercice au lycée.
3- Créer les conditions de la coopération, laisser le choix des outils, des méthodes
L’interaction est un moteur de la créativité. Ainsi, le “cadre interactionnel” (Goffman, 1991) contraint en même temps qu’il génère un processus “émergent” : les idées fusent, s’enrichissent, se confrontent au verdict de l’autre.
Chaque groupe a eu à sa disposition un mur collaboratif propre pour
- découvrir et avoir à disposition tout le long du projet des outils (écriture collaborative, enregistreur, etc.) et des ressources (podcasts à écouter, tutoriels maison, conseils etc.).
- communiquer par notes écrites ou vocales
- mutualiser les productions intermédiaires du groupe (textes, notes écrites ou sonores) et leurs propres ressources (pages internet, fichiers son, etc.)
- bénéficier de retours des professeurs sur l’avancée des travaux.
Le choix s’est porté sur Padlet même si d’autres solutions libres existent désormais.
Bien que son utilisation gratuite soit de plus en plus restreinte, il permet des posts de formats variés (et notamment l’enregistrement de notes sonores) qui correspondent à nos objectifs. L’utilisation de ce tableau n’était pas imposée à chaque groupe mais fortement conseillée.
Un exemple de tableau de groupe :
4- Créer sous contraintes
Et si la contrainte stimulait la créativité ? C’est le propos défendu par Sophie Junien-Lavillauroy dans son article “Un couple antinomique ?”.
La créativité se nourrit des contraintes imposées (par l’institution) ou choisies (par les auteurs), parfois pour mieux les dépasser. La contrainte permet également d’offrir un cadre sécurisant et stimulant indispensable à l’expression de la créativité. Elle peut être libératoire notamment lorsque la consigne nourrit l’imaginaire et favorise la sortie du cadre, le pas de côté.
La contrainte scolaire prend la forme des consignes et du cadre de travail. Dans notre cas, le format de production (un podcast), la thématique et le calendrier étaient imposés par le concours. Nous avons également imposé une organisation du travail (en groupe) et une méthode de collecte des informations (recherche documentaire puis enquête sur le terrain).
Au cours du projet, les élèves se sont vus proposer de nouvelles contraintes créatives.
5- Favoriser l’originalité dans la narration
Un des critères d’évaluation du podcast pour les professeurs et le jury du concours est l’originalité ; un objectif difficile pour des élèves qui découvrent un format (le podcast) et les techniques, les compétences et outils qu’il implique.
Cette originalité peut reposer sur la narration (ou storytelling). Le podcast ne doit pas seulement apporter des informations, des questionnements, il doit aussi nous emmener dans une histoire.
Une séance dédiée à la créativité a été organisée au CDI à mi-parcours, suite aux recherches documentaires, au moment du démarrage des enquêtes sur le terrain.
L’objectif était double :
- d’abord favoriser la pensée divergente
- puis permettre aux élèves de faire des choix (pensée convergente) et de planifier leur travail, ces étapes s’inscrivant dans une démarche de design thinking.
« Pour avoir une idée brillante, il faut commencer par en avoir beaucoup” (Thomas Edison)
Diverger, c’est produire dans un premier temps le plus d’idées possibles avant une phase convergente où des choix vont être opérés par le groupe et des décisions prises en fonction de la qualité et de pertinence des solutions envisagées.
L’idée pour cette séance a été d’utiliser de manière simultanée deux outils d’idéation.
Une carte mentale “orientée”
La carte mentale, tout le monde connaît. Utilisée souvent pour mémoriser ou pour structurer les idées, elle peut l’être pour les faire émerger lorsque la structure est déjà proposée (carte orientée) comme c’est le cas pour celle que nous avons proposée.
Elle est utilisée en deux temps pendant cette séance. Elle permet :– d’abord de faire le point sur les contraintes et consignes– ensuite de se représenter l’étendue des choix à opérer et d’explorer toutes les possibilités (divergence)– enfin d’évaluer les possibilités, formaliser les choix opérés, la prise de décisions (convergence) et planifier son travail.
Des cartes Contraintes ‘Si j’étais…”
Les jeux de cartes comme outil d’idéation ont conquis le monde du marketing et du design notamment digital. Outils de co-design, leur principe est d’amener à chaque groupe une ou plusieurs contraintes créatives à l’issue d’un tirage au sort. Leur utilisation offre ainsi un cadre à l’imagination tout en favorisant la flexibilité cognitive, c’est-à-dire la faculté d’aborder une question sous un angle inédit.
Des cartes “maison” ont été créées spécialement pour le projet. Chacune représente un personnage dont on pourra endosser le point de vue ou les préoccupations pour aborder d’un point de vue sociologique l’espace choisi. L’utilisation de ces cartes permet, selon les personnages, d’ajouter au moment de compléter la carte mentale une contrainte :
- d’angle de vue (par exemple l’ extra-terrestre),
- de forme (le portraitiste),
- de thématique (le psy).
Elles ne sont pas imposées mais proposées aux élèves. Ils peuvent en changer ou finalement décider de ne pas les utiliser.
Elles sont, dans la forme, inspirées de cartes de rôles réalisées par Mélanie Fenaert. Les illustrations libres de droits viennent du site The Noon project.
Les exemples de jeux de cartes “créatifs” sont nombreux. Certains sont libres de droit, d’autres payants, mais tous peuvent être source d’inspiration pour la création d’un jeu adapté à nos objectifs pédagogiques. En voici quelques exemples
Evaluer la créativité ?
Nous avons envisagé une évaluation plurielle du travail accompli par les élèves :
- une évaluation des productions finales au regard des consignes de départ et des objectifs disciplinaires,
- une évaluation de l’évolution des pratiques grâce à un nouveau questionnaire sur le regard des élèves sur le podcast,
- une évaluation des compétences de créativité mises en œuvre grâce à un graphique en toile d’araignée.
L’évaluation des compétences créatives fait l’objet d’un ensemble de publications qui proposent des pistes intéressantes mais parfois complexes d’utilisation en lycée. Pour construire un outil original, nous nous sommes inspirés de deux modèles qui proposent de dépasser l’évaluation du seul résultat final.
- La grille d’évaluation élaborée par l’OCDE qui distingue PROCESSUS et PRODUCTION
- Le modèle proposé par Suzanne Filteau :
« La créativité est la capacité d’une PERSONNE à mettre en action sa pensée créatrice à travers un PROCESSUS créatif et qui donne comme résultat un PRODUIT créatif selon une période de temps et une place spécifique” (2009).
Bilan
Des points positifs
- La plupart des élèves a pris plaisir au projet, au travail de groupe, à la séance de créativité. Quelques uns sont prêts à se lancer dans un projet de Radio pour le lycée (à suivre en 2022-2023…)
- Pour nous professeurs, le projet a été l’occasion de nous questionner sur la place de la créativité dans nos disciplines. La réflexion doit se poursuivre…
- Le questionnaire final nous a montré que le regard sur le podcast a changé pour un tiers des élèves environ. C’est un début mais il reste donc pour une majorité un objet médiatique assez exotique. Ce constat nous a interpellé sur la place du podcasts dans nos enseignements : avant d’en produire, il faut en écouter. Il est temps de rendre ce format plus présent et plus visible dans nos offres documentaires, de développer son utilisation en classe en temps que source d’information !
Des points négatifs
- Certains élèves ont souvent eu du mal à faire preuve d’originalité, à prendre des risques dans la forme et le fond malgré un temps de travail spécifiquement consacré à la créativité. Le résultat reste souvent assez scolaire.
- Le projet a ainsi mis en lumière le paradoxe qui demeure entre les contraintes scolaires, les consignes à respecter, l’injonction aux élèves de produire leur travail dans un cadre défini et un soudain encouragement à lâcher prise, sortir du cadre, faire preuve d’originalité.
- Le projet s’est étalé dans la durée mais au final, peu d’heures (8) y ont été consacrées. La créativité ne se décrète pas. Le processus créatif est lent et les élèves auraient pu être davantage accompagnés dans les différentes étapes (avec des créneaux hors temps de classe ?).
Vous pouvez écouter les 23 podcasts du concours « Une fois, une voix » 2022 sur Audioblog
Illustrations : G. Pedrosa et P. Stanley, Doodle ipsum / Freepik