Cet article s’inscrit dans les Traam EMI 2021-2022 sur le thème de la créativité numérique. Nous nous sommes interrogées sur la façon de mettre les élèves en situation de créativité dans un contexte scolaire. Comment leur donner de la liberté malgré un cadre scolaire qui peut se révéler contraignant ?

Plusieurs définitions peuvent être données pour la créativité. En voici une :

“[…] la créativité apparaît comme un pro­cessus agile. Elle ne se définit pas de manière stable ; elle n’obéit pas à un canon ; elle ne suit pas de stratégie spécifique. D’un point de vue pédagogique, la plupart des auteurs font valoir que chaque système scolaire peut favoriser ou tuer l’élan créateur de l’individu. Il faut donc créer les conditions de la créativité … et espérer qu’au bout du processus, elle produise des individus en maîtrise des nouvelles littératies pour pouvoir jouer de leur réalité intérieure et des contraintes de la vie extérieure afin de trouver leur style créatif.”

Divina Frau-Meigs, Créativité, éducation aux médias et à l’information, translittératie : vers des humanités numériques

 

« À l’heure où tout est prétexte à capturer les images et à les diffuser, il est important d’offrir aux jeunes une éducation au regard. Penser le monde en images, devenir des regards conscients.»

Raymond Depardon

Intention de départ

Interroger des élèves en terminale sur leur façon de s’informer via des vidéos. Leur proposer un arrêt sur image pour prendre le temps d’analyser les codes d’un objet tel qu’une interview sur Brut. Leur demander de concevoir à leur tour une interview en s’appropriant les codes, voire en les dépassant.

Le cadre

Un dispositif EAC (Education Artistique et Culturelle) : Jeunes en librairie

Plaquette de Jeunes en librairie par l’Agence Livre & lecture Bourgogne Franche-Comté

Cette séquence pédagogique a donc pour point de départ l’envie de deux enseignantes d’inciter des élèves non lecteurs ou petits lecteurs à fréquenter une librairie indépendante tout en comprenant les enjeux de cet acte de consommateur.
Les objectifs sont multiples : inciter à la lecture plaisir, être un consommateur responsable, connaître la chaîne du livre.

Ce projet est également l’occasion de rendre les élèves acteurs et créateurs de contenus. Ils vont réaliser des interviews filmées d’une libraire spécialisée en bandes dessinées, mangas, romans graphiques et comics. Ils se seront penchés au préalable sur la marque de fabrique des interviews réalisés sur Brut.

Brut ?

Brut est un média en ligne français, 100% vidéo fondé en novembre 2016, il est connu pour ses formats courts et sous-titrés. Principalement destiné aux jeunes, il est essentiellement diffusé sur les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, notamment. Ce média plaît aux ados car ils pensent qu’il n’y a pas d’intermédiaire (car le journaliste n’est pas visible), ce qui serait un gage de vérité : le côté brut de l’info sans traitement apparent donne une impression d’immédiateté.
Les journalistes proposent des reportages très courts au montage rythmé, l’ensemble utilisant la vidéo dans un format carré adapté au mobile, avec une grande place accordée au commentaire textuel pour permettre une compréhension sans le son. 70 % de l’audience est âgée de moins de 35 ans, selon la journaliste Caroline Bonacossa dans son article cité dans l’article consacré à Brut par Wikipédia, Brut vise clairement un public de 18–34 ans. On y trouve une information plus synthétique – voire réductrice – mais aussi plus spectaculaire, dans une gestion de l’économie de l’attention.

“La ressource rare, ce n’est plus (seulement) l’énergie et les matières premières, mais c’est bien l’attention d’auditeurs et de spectateurs rapportée à tout ce qui est mis en ligne.”

Yves Citton, De l’écologie de l’attention à la politique de la distraction : quelle attention réflexive ?

On parle de snack content : ce sont des contenus courts, faciles et rapides à consommer, adaptés à des temps de transports ou de pauses. Ils communiquent un message de manière percutante et efficace. Le snack content est le contenu social par excellence : il est conçu pour être diffusé sur les médias sociaux. C’est tout l’intérêt du snack content, pensé pour le mobile, avec l’objectif de susciter l’intérêt en seulement quelques secondes.

Cadre pédagogique

Description du projet

La participation à ce projet a été faite en partenariat avec une enseignante de lettres histoire. La classe choisie n’est réputée ni pour son ardeur au travail ni pour son appétence pour la lecture.
Nous nous attendons à ce que la perspective d’amener les élèves en librairie ne remporte pas leur adhésion immédiatement. Mais si le projet réussit, ce sera d’autant plus une petite victoire.

Une séance de créativité : une interview façon Brut

Les ingrédients pour mettre les élèves en situation de créativité numérique.

Le déroulement des séances

Brut, dans le cadre de ce projet, est envisagé comme un outil au service des apprentissages et comme un moyen pour présenter le métier de libraire indépendante.

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Objectifs généraux :

  • Identifier les codes d’une vidéo Brut
  • Maîtriser la notion d’angle et préparer des questions en rapport avec l’angle choisi
  • Préparer son interview (fiche préparatoire par binôme)
  • Réaliser une vidéo à visée informative,
  • Produire un contenu vidéo au format “short” (à la manière de Brut), d’une durée de moins de 3 minutes.

Compétences du CRCN travaillées :

  • Mener une recherche d’information,
  • Produire et publier un document multimédia,
  • Adapter le contenu de la vidéo à sa finalité (informative),
  • Sensibiliser à la notion de consommacteur
  • Citer ses sources et respecter le droit d’auteur,
  • Travailler en équipe, collaborer dans un groupe.

Le projet s’est déroulé sur 6 séances : en voici la chronologie.

Séance n°1 : rencontre à la librairie (1 heure + trajet)

Les contraintes temporelles nous obligent à plonger immédiatement les élèves de retour de stage au sein de la librairie. La rencontre se fait malgré l’absence inopinée de l’une des enseignantes. La libraire partage sa vie au milieu des livres, son quotidien, son choix d’activité professionnelle.

Elle présente les différents types d’ouvrages en rayons : bandes dessinées, comics, mangas, romans graphiques. Elle explique la chaîne du livre aux élèves et insiste sur le rôle des consommateurs dans leurs achats : acheter un livre dans une librairie indépendante est un engagement, un soutien aux petits commerces. Acheter un livre dans une grande surface ou en ligne ne permet pas de bénéficier de conseils adaptés et personnalisés.

Les élèves choisissent chacun un livre. Certains ont peur de ne pas aimer et se retranchent sur de très petits formats. Ils s’engagent à le lire et à exprimer leur avis, sous forme libre : dessin, texte. L’essentiel est qu’ils soient spontanés : ils peuvent parler de l’histoire, du thème. Qu’ils donnent leur appréciation.

Séance n°2 : s’approprier les codes de Brut (2 heures)

Retour en classe. Les élèves sont invités à regarder et analyser deux interviews diffusées sur Brut : nous avons choisi des personnes parlant de leur métier, un jeune sapeur-pompier et une conductrice de train. Une fiche est à compléter par les élèves (corrigé).

En guise de synthèse, un bilan est proposé avec trois diaporamas animés, reprenant les codes de Brut : Préparer une interview à la Brut, Filmer, Monter.

Séance n°3 : rédiger une critique de bande dessinée (1 heure)

En cours de français.

Séance n°4 : choix d’un angle et rédaction de questions par binôme (1 heure)

La notion d’angle est difficile à percevoir pour les élèves. Ils vont se retrouver à poser les questions qui leur passent par la tête sans se préoccuper de l’angle. Pire, ils vont camper sur leurs positions et refuser d’envisager de donner des questions qui pourraient leur être utiles à d’autres groupes. Voici réunis sous forme de tableau angles et questions, après travail a posteriori des enseignantes. Cette question d’angle non maîtrisée par les élèves est un constat d’échec et est à retravailler : comment la rendre compréhensible aux élèves afin qu’ils puissent s’en emparer ? C’est une étape essentielle dans le travail d’écriture journalistique et c’est l’un des temps de ce scénario pédagogique où la créativité est en jeu.

Une fiche pour les guider dans leur démarche et les inciter à réfléchir et formaliser des éléments importants leur a été donnée. Voici la synthèse de leurs angles et de leurs questions.

4 Synthèse angles et questions

Séance n°5 : tournage des interviews à la librairie (1 heure + trajet)

Retour à la librairie. Afin que les élèves aient bien en tête les conseils prodigués auparavant, une fiche récapitulative leur a été donnée. Ils ont beaucoup de choses à penser. Chaque binôme va demander à Mme Salomon de se placer à un endroit différent. A tour de rôle, les groupes passent. La libraire est patiente, répond parfois à des questions identiques. Pendant ce temps, les autres élèves doivent s’occuper. Ils oublient souvent de mettre à profit ce temps pour prendre des photos ou des plans pour leurs transitions.

Les élèves remettent à la libraire leurs critiques et choisissent des livres avec leur chèque livre de 30 euros. Ils repartent heureux de cette rencontre.

Séance 6 : montage (4h… et travail personnel, ou pas)

Les élèves ont libre choix dans le matériel. Nous mettons à disposition sur les ordinateurs du lycée le logiciel Shotcut. Aux élèves de trouver comment le prendre en main. Des tutoriels en ligne existent. Certains font le choix d’utiliser leurs smartphones : c’est alors Capcut qui est choisi.
Cette phase de travail est rendue difficile par des problèmes techniques : le logiciel n’est plus installé dans la salle informatique le jour J. Les élèves ont du mal à le prendre en main. Les groupes se lancent plus ou moins vite dans le travail et font preuve d’une motivation fluctuante. Nous les laissons libres, tout en les incitant à avancer.
Un groupe se lancera avec l’application en ligne d’Adobe mais sera confronté à des difficultés de temps (une diapositive ne peut durer plus de 30 secondes), ce qui l’oblige alors à procéder à des coupes. La prise en main qui pouvait paraître plus simple s’avère compliquée car les élèves doivent passer par d’autres logiciels pour retravailler leurs extraits avant de pouvoir les insérer sur le site.

Ils comprennent qu’il leur faut couper les questions. Ils se rendent compte alors que les réponses de la libraire, sans la question qui précède, n’est pas forcément compréhensible. C’est un problème à résoudre. Ils constatent qu’une fois les coupes faites, il leur faut trouver comment sous-titrer les paroles. La plupart ont commencé ces deux étapes. Pour ce qui est d’ajouter des transitions, des plans de coupe, une ou deux phrases de synthèse avec des idées fortes et une courte transition musicale, aucun n’y parviendra.
La dernière séance en classe sera un fiasco avec la moitié de la classe présente, l’autre étant absente des cours car prenant la liberté de ne pas venir afin de  réviser pour les épreuves de Contrôle Continu en Cours de Formation. Dans ces conditions, il est difficile d’obtenir des productions abouties.

Les productions finales

Les ressources utilisées par les élèves

  • Une sélection de musiques et sons libres de droit a été mise à disposition si besoin.

Sélection de musiques et de sons

Retour d’expérience et bilan

Ce projet a été pensé en juin 2021 lors de notre inscription au dispositif Jeunes en librairie. La rencontre avec la libraire a permis d’en esquisser les grandes lignes. Il a été affiné en tenant compte des contraintes d’emploi du temps et de dates de PFMP (Périodes de Formation en Milieu Professionnel). Le projet n’a pu démarrer qu’en mars 2022.

  • Les élèves étaient contents, sur le moment, des sorties en librairie et des cadeaux. Pourtant, certains sont allés à reculons à la librairie au départ, se déclarant non-lecteurs.
  • D’autres classes ont été envieuses et ont réclamé de faire le projet.
  • L’analyse des interviews de Brut a intéressé la classe. Ils ont bien participé et ont saisi les codes.
  • Le choix d’un angle s’est révélé compliqué et finalement non maîtrisé par les élèves. Les questions ont été listées parce qu’elles leur passaient par la tête : pas de hiérarchisation, pas de filtre.
  • Une fois l’étape du montage arrivée, les élèves qualifiés de digital natives ou génération Y ont eu du mal à prendre en main logiciel ou application. Il leur a fallu du temps pour surmonter les difficultés techniques en s’entraidant et en cherchant de l’aide en ligne par eux-mêmes. Finalement, la créativité, c’est aussi être capable de trouver des solutions à des problèmes.
  • L’objectif de la séquence est de leur montrer aux élèves qu’il y a bien un journaliste et un traitement de l’info derrière chaque vidéo de Brut a été atteint : il ne s’agit pas seulement de filmer et de mettre en ligne. Les élèves l’ont vu avec le travail préparatoire avant de partir interviewer puis avec le travail de montage ensuite. Leur regard a changé sur les coulisses de l’information.
  • Des freins matériels ont été également rencontrés : lenteur des ordinateurs, logiciel de montage désinstallé.
  • Nous avons eu le sentiment de courir perpétuellement après le temps : le fait de commencer très tardivement le projet (fin mars) a conduit à terminer le projet en mai alors que les élèves voient les échéances des examens arriver à grands pas. Ils sont d’ailleurs déjà en train de passer des oraux et des épreuves de CCF quand nous essayons tant bien que mal de boucler le projet vidéo ! Par conséquent, ils n’ont plus la tête à ça.
  • A revoir : conduire le projet en classe de seconde ou de première plutôt, pour avoir plus de temps, notamment pour commencer par une séance de créativité et mettre les élèves en condition.

Documents en partage

Bibliographie

Images : photos prises par nos soins ; illustrations libres de droit : The nounproject

 

Des interviews façon Brut
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2 avis sur « Des interviews façon Brut »

  • 27 mai 2022 à 14 h 21 min
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    Bravo pour cette proposition très inspirante

    Répondre
    • 29 mai 2022 à 12 h 44 min
      Permalien

      Merci Nathalie.

      Répondre

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